39.
2630 ans avant Jésus-Christ.
Égypte.
Memphis.
— Comment vous dites qu’il s’appelle ?
— Imhotep, Votre Altesse. C’est un bon scribe. Il est originaire de Gebelein, un petit village au sud de la banlieue de Thèbes. Je ne sais pas ce qu’il lui a pris, dit le Premier ministre, il est devenu fou, complètement fou ! N’ayez crainte, cette offense sera châtiée.
Le pharaon Djoser, fondateur de la IIIe dynastie, gratta sa barbiche cylindrique laquée de graisse. Les papyrus qui s’étalaient devant lui semblaient en effet très étranges.
Jusque-là le monarque n’avait lu que des comptes rendus de batailles, des listes de trésors, des plans de régions inconnues, mais devant lui se trouvait désormais une nouvelle forme de récit.
L’histoire était celle d’un pharaon imaginaire baptisé par l’auteur Sisebek.
— Lis ! C’est un ordre.
Le ministre, très gêné, surmonta sa réticence et lut à haute voix les rouleaux de papyrus.
— « Ce pharaon avait l’habitude de manger avant de s’endormir. Or un soir, s’étant mis à table, il trouva que tous les mets étaient insipides. La viande avait un goût d’argile, et les boissons toutes le goût de l’eau. Quand il se coucha son corps se couvrit de sueur et il ne parvint pas à s’endormir. Aussitôt Sisebek fit venir ses médecins. Ceux-ci lui avouèrent qu’il souffrait de la même maladie dont son père était mort. Et selon eux, il n’existait aucun remède. Alors le pharaon Sisebek les soupçonna de vengeance. Le monarque avait en effet promulgué certaines lois contre les médecins. Sisebek les accusa, les médecins affirmèrent leur bonne foi, mais le pharaon les menaça, persuadé qu’ils savaient le guérir mais refusaient de le faire par pure malveillance. Sous la pression, les médecins révélèrent enfin qu’il existait peut-être une solution, un magicien nommé Meryrê. Alors le pharaon colérique se lança dans une terrible accusation, clamant que de toute manière les médecins étaient fautifs de ne pas lui avoir révélé plus tôt l’existence de ce magicien exceptionnel. »
Le ministre se tut, et considéra son pharaon avec inquiétude.
— Dois-je faire arrêter le scribe stupide qui a écrit cette histoire insultante ?
Le pharaon Djoser n’articula qu’une phrase :
— Continue. Lis la suite !
Alors le ministre zélé se prosterna et, front au sol :
— Elle s’arrête là. Cette histoire est fausse. Il parle d’un pharaon colérique et de médecins incompétents et d’un magicien qui sait tout guérir. Cela n’est pas « logique ». Sans parler des illustrations.
Le pharaon Djoser n’avait pas quitté des yeux le texte, mais à la remarque de son ministre il s’aventura à examiner de plus près les illustrations. Il comprit le trouble de son Premier ministre. Le personnage du pharaon Sisebek était représenté avec une tête de lion, les médecins avec des têtes de chacals, les serviteurs croqués en petits babouins, le Premier ministre avait une tête de rat. Chacun restant reconnaissable dans les vêtements et les insignes de sa fonction.
— Des animaux habillés comme des hommes. C’est quand même insultant. Et pour vous, Seigneur, et pour nous.
Le pharaon Djoser hésita quelques secondes sur la conduite à tenir, puis il éclata de rire. Il demanda qu’on lui amène immédiatement l’auteur de cette fable, ce fameux scribe Imhotep.
Aussitôt les gardes allèrent chercher le fautif, qui fut arrêté, entravé et amené de force à la Cour.
Il fut jeté sans ménagement aux pieds du pharaon Djoser. Celui-ci descendit de son trône et approcha du jeune homme maintenu dans une position de soumission par les gardes. Il semblait n’avoir pas vingt ans.
— Pardon, Seigneur, je ne me rendais pas compte, je ne voulais pas vous offenser, bafouilla-t-il sans oser lever le regard vers son maître.
— Dois-je le faire tuer ? demanda le Premier ministre.
Mais contre toute attente le pharaon aida le garçon à se relever.
— J’ai une question, Imhotep. As-tu écrit la suite de cette histoire de pharaon, de médecins et de magicien ?
— Euh…
— N’aie pas peur. Elle m’a beaucoup plu. Je veux connaître la suite.
Alors un garde exhiba d’autres rouleaux de papyrus.
— Nous les avons saisis chez lui, avec des animaux habillés en hommes, affirma-t-il.
Le pharaon se réinstalla sur son trône et ordonna la suite de la lecture. Le Premier ministre s’empressa d’obéir :
— « Le magicien Meryrê ausculta Sysebek et lui annonça qu’il savait comment le soigner, mais le remède posait un petit problème. Pour guérir son pharaon le magicien devait accepter de mourir. »
Le pharaon éclata de rire.
— Mais c’est excellent, ça ! D’où te viennent ces idées ?
— Euh… j’ai imaginé… dans tout cela rien n’est vrai. C’est pour cette raison que je leur ai mis des têtes d’animaux, pour ne pas qu’on croie à une vérité.
— Lis, commanda Djoser.
Déjà le Premier ministre replongeait dans le récit :
— « Le sacrifice du magicien était l’unique mode de traitement capable de sauver le pharaon. Alors ce dernier commença un marchandage, il promit à Meryrê toutes sortes de récompenses extraordinaires s’il acceptait de mourir pour le sauver.
Le magicien restait dubitatif. Sysebek fit de la surenchère. Il annonça que le fils du magicien bénéficierait d’un traitement de faveur à la Cour après sa mort. L’offre ne suffit pas. Alors le pharaon annonça que pour les funérailles du magicien toute l’Égypte défilerait en se lamentant, le culte funéraire de Meryrê serait institué dans tous les temples, en commençant par celui d’Héliopolis, où son nom serait gravé dans les murs.
Mais le magicien n’était toujours pas convaincu. Il répliqua qu’il était bien dommage, précisément à l’instant où il connaissait enfin la bonté et l’honneur de rencontrer le grand pharaon, de devoir mourir. Il trouvait cela injuste. »
Le pharaon Djoser rit encore plus fort.
Le Premier ministre poursuivit sa lecture, cependant qu’Imhotep reprenait espoir.
— « Finalement, le magicien céda mais il dicta ses conditions : il voulait que le souverain s’engage devant le dieu Ptah à tenir sa femme enfermée afin qu’elle ne rencontre aucun autre homme. Ensuite il demanda que sa mort ne soit pas unique. Il voulait que meurent avec lui tous les médecins qui l’avaient méprisé et avaient gardé son existence secrète.
Le pharaon accepta.
Le jour dit, le magicien Meryrê mourut. Son voyage au pays des morts dura longtemps. Au final il rencontra la déesse Hathor et lui demanda des nouvelles de ce qu’il se passait sur terre. Et la déesse lui confia que le pharaon, après sa mort, lui avait pris son épouse et l’avait fait nommer reine. Alors Meryrê décida de revenir sur terre pour remettre les choses en place. »
Le Premier ministre était parvenu au bout du papyrus. Le pharaon Djoser avait ri à chaque ligne.
— Je veux la suite. Je l’exige. J’adore tes histoires, Imhotep, elles sont très drôles.
— Je me suis arrêté là pour l’instant.
— À partir de maintenant tu seras mon scribe comique officiel et tu devras me faire rire en me racontant les aventures de ce magicien fantôme Meryrê. Et je veux qu’il se venge, on est bien d’accord ?
Le pharaon Djoser examina les dessins, puis ajouta :
— Et j’adore ton idée de représenter les personnages imaginaires avec des têtes d’animaux.
À cette seconde, Imhotep venait d’inventer non seulement la bande dessinée, le feuilleton comique, mais aussi le principe de la fable animalière.
Certains cartouches des textes d’Imhotep furent reproduits sur des vases et même sculptés sur des maisons.
Le plus souvent les gens ne comprenaient pas l’histoire, mais ils s’amusaient de voir des lions habillés en pharaons, des renards déguisés en bergers qui amenaient des troupeaux de canards au lac, des singes qui jouaient de la harpe devant des souris déguisées en femmes et recevant des cadeaux de soldats à tête de chacal.
Grand Livre d’Histoire de l’Humour. Source GLH.